lundi 5 avril 2010

Semaine 40 : Un printemps de toutes les éclosions

Il n’a suffi que de quelques jours scandaleusement gorgés de soleil pour dévêtir la ville du manteau sale de son hiver. Et nous voilà tout ébahis, rassurés de voir ce printemps hâtif se faufiler autour de nos ombres, de nos pas, de nos yeux plissés d’avoir trop longtemps hiberné entre les murs de briques.

Il y a cette lumière franche qui vient éclabousser les draps dès l’aube, le cri des oies en partance vers le Grand Nord et les chemises qui dansent sur les cordes à linge des voisines.

Il y a cette effervescence dans l’air, celle des moineaux ébouriffés qui vocalisent d’indéchiffrables chants d’amour et de couvée. Celle des écoliers qui font claquer leurs semelles neuves contres les cailloux que de dégel a laissé sur les trottoirs. Celle des vélos qui dévalent les rues trouées par le froid comme des chevaux tout justes déharnachés. Et celle des arbres, mi-squelettes, mi-bouquets, prêts à  faire éclater au moindre signal la verdeur de leurs jeunes feuilles.

Cet émouvant ballet bien rythmé d’une saison qui s’éteint pour laisser place à la suivante est à la fois improvisé et immuable.

En ce printemps de toutes les éclosions, moi aussi je m’apprête à faire le passage entre deux saisons. À laisser glisser ces neuf mois de l’entre deux, l’entre femme et mère. Ces neuf mois où l’on se sent peu à peu animée par un deuxième cœur, une deuxième voix, jusqu’à ce moment tellement émouvant où l’on discerne pleinement la présence de notre enfant. Cette saison de bouleversements, celui d’habiter un corps que l’on partage, que l’on prête, d’habiter un corps transformé dans sa chair, sa forme, sa destinée. Cette saison de plénitude. De se sentir tant, tellement remplie par cette boule de vie mouvante et fragile, mais aussi de cet amour qui chavire jusqu’aux larmes, quand on s’arrête simplement pour être là, à deux. Des moments de grâce, qui laissent une traînée de chaleur sur leur passage.

Et puis il y a cette nouvelle saison dans laquelle plonger. Celle qui déposera sur nos terres une famille. Et entre ces deux saisons un passage, grandiose et inconnu.

En attendant, me voilà ronde et lourde, plus éveillée que jamais à cet enfant qui sera de ce côté-ci de l’univers dans quelques jours. Quelques douzaines d’heures. Une pensée qui donne le vertige, qui avale tout pour ne laisser que l’essentiel.  Se rattraper du vacillement par cet essentiel : le regard tendre et confiant de mon bien-aimé. Et puis cet apaisement en déposant mes paumes sur ce ventre tendu comme une peau de tambour : je m’apprête à devenir mère. C’est ce qui doit être. Comme si la perspective n’avait plus beaucoup d’importance, que notre localisation sur le grand trajet de la vie à ce moment précis était sans conséquence, à cause de cette certitude. Celle de la suite des saisons. Être profondément amoureuse d’un homme. Le savoir tout aussi amoureux. Porter, donner naissance, voir grandir notre enfant. À la fois une évidence, et un petit miracle.

. . .

Alors que ces mots se bousculent au bout de mes doigts, tout autour il y a le cri des carouges dans les peupliers encore habillés des feuilles sèches de l’automne. Devant, il y a la Rivière des Prairies, délestée de ses glaces, léchée par la blancheur du soleil d’avril. Et il y a la tête de mon amoureux appuyée contre ma tempe, alors que nous somme là à attendre paisiblement notre fils, en cet après-midi de Pâques, à quelques souffles à peine du premier croisement de nos regards.



(photographe génial : Denis Bouchard - ici aussi)

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